La figuration des rêves

     Si je vous conte mon rêve, vous l’oublierez sans doute. Si je concrétise mon rêve, vous vous en souviendrez peut-être; par contre, si je vous le fais partager, il deviendra               vôtre aussi.

     (Proverbe tibétain)

     Le peintre chinois Luo Tong est allé au-delà : il a représenté ses rêves pour les donner à voir à tous. Les songes qui l’habitent et qu’il recrée avec méticulosité d’une toile à l’autre sont ceux d’un pays et d’un peuple éloignés, de lieux qu’il connaît, de gens qui lui manquent. Né dans le Huai-yang-hsiang dans la province du Hunan en 1969, il a été initié dès son plus jeune âge à l’art par son père, professeur de peinture traditionnelle chinoise. Luo a suivi ses traces en s’inscrivant aux cours de peinture à l’huile à l’Académie des beaux-arts de Guangzhou. Sa maîtrise terminée, il est resté à l’Académie pour y enseigner. Son talent n’étant pas passé inaperçu, en 1999, il a été sélectionné parmi les dix meilleurs peintres chinois pour poursuivre des études supérieures à l’Académie centrale des beaux-arts de Beijing. Après quelques années passées à Guangzhou comme professeur, il a d’abord émigré au Canada pour s’installer à Calgary, puis a déménagé à New York, ville qui est depuis lors devenue son milieu de vie et de travail.

     Dans sa toute dernière série de toiles, Luo s’inspire, tant sur le plan artistique que spirituel, du paysage et du peuple du Tibet. Tous les ans, il se rend dans ce pays pour s’immerger dans sa culture et ses rituels quotidiens afin de s’imprégner de son atmosphère et de ses paysages singuliers. Ses tentatives de recréer sur la toile la beauté et les impressions de ses rencontres sont empreintes d’une profonde émotion.

     Son œuvre, inspirée par la compassion et la sensibilité, se fonde sur la maîtrise de son art et l’attention au détail. Ce n’est pas uniquement la lumière si particulière du Tibet qui l’attire, mais aussi les physionomies si nettes de ses habitants, leurs costumes et leur manière d’être.
« Je reste constamment à l’affut de l’essence de la démarche artistique occidentale et orientale. Par la sélection d’images ou de sujets hors du commun, la modulation des textures et des couleurs, je m’efforce de créer une expérience spirituelle afin de susciter et d’aiguiser l’intuition artistique de tous. »

     Au-delà des mots, les œuvres de Luo s’expriment d’elles-mêmes. Elles représentent une symphonie de lumières et d’ombres, de compositions placides, saturées de mystère, où les visages emplis de sérénité paraissent irréels. Sans qu’on sache s’ils posent ou non, les sujets dépeints fixent paisiblement le spectateur, comme suspendus dans le temps et le mouvement, tandis que certains, perdus dans une rêverie, détournent le regard. Toutefois, même s’ils résistent tranquillement à la scrutation, ils conservent une attitude ouverte, non dénuée d’une innocence et d’une confiance insoutenables. Alors que les personnages se détachent sur un fond sombre, une source lumineuse dérobée accentue leurs traits, formant en quelque sorte un halo autour de leur silhouette. Luo use de la couleur avec parcimonie, travaillant délicatement au pinceau la fourrure des cols ou des poignets, les tresses ornées de fines perles d’une jeune fille ou le tourbillon mouvant des nuages sur l’horizon lointain. Impossible alors de ne pas percevoir l’attachement sentimental qu’il porte à son sujet, raison même de son œuvre. Une jeune fille se retrouve sur bon nombre de ses toiles, évoquant la série Helga, le modèle allemand représenté sur plus de 240 tableaux et dessins de l’artiste américain Andrew Wyeth (1917‒2009). Pendant plus de quinze ans, celui-ci en a fait le portrait, créant ainsi une œuvre unique et irrésistible. La jeune fille des toiles de Luo n’a pas de nom. Elle est appelée Morning Light (Lumière du matin) et Nobleman’s Daughter (Fille d’un noble), elle marche Into the wild (Dans la nature), un sceau de bois à la main, et elle est la Nomad Girl (Jeune nomade), immobile à côté de son cheval blanc sellé. Lorsque le spectateur quitte la galerie, elle le suit du regard, debout devant un paysage de neige dans Unexpected Storm (La tempête inattendue), les mains enfouies dans les longues manches bordées de fourrure de son manteau de cuir, doublé de rouge. Elle symbolise le Tibet, l’âme de l’artiste et son rêve. Alors, la possibilité de pénétrer dans ce sanctuaire intérieur, rendu visible, devient un privilège.

Dorota Kozinska