L’instrument d’un lieu

                Il semble naturel, lorsqu’on a atteint un certain âge, de ressentir la nécessité, soit par impulsion intérieure ou en raison de circonstances comme la tenue de cette exposition, de se retourner pour contempler le chemin parcouru. Je suis d’avis que la plupart des artistes actifs ont tendance à se concentrer exclusivement sur leurs activités futures : terminer le tableau laissé inachevé la veille, préciser la vague idée qu’ils ont du suivant. Cela s’inscrit parmi les stimuli de notre vocation, ou de la mienne, à tout le moins : je n’ai aucune idée de l’apparence que prendra mon prochain tableau ni de ce qu’il sera, et cette part d’inconnu est à la fois source d’exaltation et d’anxiété.

                On ne peut nier cependant que l’oeuvre de quelque quarante années possède une réalité qui prend forme progressivement. Ainsi, lorsqu’on m’a demandé de revoir mes productions d’il y a plus de trente ans, j’ai ressenti un grand soulagement de constater, après avoir déballé un certain nombre de tableaux, que le temps n’avait pas créé de distance entre les oeuvres et leur créateur; ils ne me sont pas devenus étrangers, mais demeurent tout aussi familiers dans le temps présent qu’à l’époque où je les ai peints. Je sais ce qui a motivé chacun d’eux, ce que j’avais besoin de voir et d’exprimer, et je me rappelle même les difficultés de réalisation.

                Mes premières années de travail sérieux dans l’atelier que j’avais établi sur la « Main » à Montréal dès la fin de mes études supérieures représentent une période durant laquelle j’ai tenté de me situer dans le courant moderniste que j’avais hérité de mes mentors : Roy Kiyooka et Yves Gaucher à Montréal, et Will Townsend à Londres. Roy avait déjà instillé une mise en garde dans mon esprit, m’ayant signalé qu’il avait lui-même travaillé avec la conviction que l’art est une saillie qui avance dans le temps et qu’il avait besoin de se trouver à la pointe. Lorsqu’il s’est rendu compte que cette conviction s’était évanouie, qu’il n’existait pas de saillie de progrès inexorable, la nécessité de lutter à l’avant-garde n’avait plus sa raison d’être. Cette expérience a été pour Roy une libération, et ses forces créatrices ont trouvé d’autres exutoires, plus anarchiques, alimentés par son sens de l’humour et de l’ironie. J’ai ignoré cet avertissement pendant quelques années et je me suis mis à explorer fébrilement une sorte de forme et de processus purifiés qui, à mon avis, résolvaient les problèmes que je voyais dans la peinture des années 1960, à laquelle je vouais de l’admiration. Mais Roy avait raison, et je suis redescendu sur terre. J’ai fermé mon atelier pour l’été, sans certitude d’y revenir un jour, et suis parti pour l’Italie.

                L’attrait de l’Italie s’était manifesté quelques années auparavant et s’était renforcé au fil du temps. Durant mon séjour à Londres, j’avais commencé la lecture des oeuvres d’Adrian Stokes sur le Quattrocento, la pierre et l’eau, et sur les liens profonds entre l’imagination et la matière. Stokes m’a inévitablement mené à Freud, et j’ai rapidement été immergé. J’ai senti alors pour la première fois qu’il existait une façon d’aborder l’inspiration et le travail de l’esprit qui pour moi avait un sens. J’ai commencé à penser à la forme, non tant comme une représentation symbolique, mais comme l’incarnation d’un fantasme profondément enraciné.

                Il n’est donc pas surprenant que l’architecture italienne m’ait touché aussi profondément lorsque je l’ai observé en personne. Les corps des immeubles, leurs masses et leurs vides, les fenêtres perçant les murs, les rythmes des décorations des façades et, peut-être plus important encore, la façon dont la pierre modulait la lumière et les ombres toscanes, m’ont entièrement conquis. La peinture italienne a eu sur moi un impact similaire que bien des années plus tard, cependant.

                De retour dans mon atelier l’automne venu, un sujet s’est imposé à moi sans que je l’aie consciemment choisi : l’expérience d’un lieu à un moment donné dans le temps. Ma curiosité à propos du processus ou de la stratégie de la création picturale en tant que telle avait disparu, et a été remplacée par l’urgence de capter une part des sentiments qui m’avaient envahi. Il me fallait des canevas d’une échelle suffisamment vaste pour créer des tableaux empreints de la gravité et de la permanence qui me touchaient, même si ces dernières étaient issues d’éléments évanescents comme l’ombre d’une persienne sur un mur oblique ou la forme d’une poignée de porte montée sur une plaque de bronze concave. Le plus important de tout était cette impression que j’avais désormais d’un monde ouvert, offrant une multitude de formes qui ne demandaient qu’à être découvertes et auxquelles je réagirais du plus profond de mon imagination.

                Au cours de la décennie qui a suivi, certains de mes tableaux ont été inspirés par des œuvres d’architectes: d’abord Alberti, ensuite Luciano Laurana, puis Borromini et le Baroque romain, mais aussi par la poésie de Montale, de Dino Campana et de John Donne, dont les images s’associaient dans mon esprit avec des objets, des lieux, des histoires, et la lumière. Lorsque je fais un retour sur le passé, je suis ému par la chaude présence immanente de ces fantômes qui ont fait partie de ma vie dans mon atelier à cette époque. Pour le jeune peintre trentenaire que j’étais alors, ce monde riche de voix et de visions représentait un lieu nouveau qui n’attendait que ma main pour lui faire prendre corps et le façonner en une offrande.

 

Leopold Plotek